Éditorial de Juillet 2018
La neuvième marche
Il ne s'agit pas de la neuvième porte, mais plus pragmatiquement de la neuvième marche. Et je ne suis pas superstitieuse. Du moins pas du tout dans ce domaine. Mon avis est que j'ai tout bêtement foutu une trouille bleue à ma bonne bête – à l'époque bébé de trois mois – en poussant par réflexe un énorme cri lorsque, tout fier, en trois bonds, il avait escaladé, quatre à quatre, les neufs premières marches de l'escalier menant à l'étage. Moi, trop bonne élève, m'était empressée de me souvenir des paroles de Nicolas, le dresseur attitré : « ne le laissez jamais monter les escaliers sans votre permission »...
J'avais donc poussé ce cri. Nadal s'était figé, un temps très bref, puis, voulant descendre comme il était monté - en quelques bonds énergiques - il s'était étalé, comme une crêpe – ahuri – penaud – et vaguement souffreteux.
Depuis, il a la phobie des escaliers– au début, je passais mon temps à supplier : « par ici, mon bébé, bon niamniam, allez allez, il faut mériter sa pitance, encore un peu de courage et on y arrivera - fais confiance à maman, etc.etc.
Les etcetera accompagnés de la mine de circonstance. Nadal ne fit aucun progrès! J'eus beau faire. Nicolas s'y essaya aussi, croquettes à l'appui, bien sûr. Quand tout allait bien, que Nadal s'était levé du bon pied le jour-là, et Nicolas également, et que mon angoisse ne se condensait pas dans la cage d'escalier en un épais brouillard troublant la vision et collant carrément au sol les pelotes sous les pattes tremblantes de l'apprenti alpiniste, ces jours-là, Nadal daignait monter une marche. Comme il a toujours été haut sur pattes, avec un long corps et un long cou (c'est la race qui veut ça...), il a l'habitude de subtiliser les objets les plus hétéroclites à d'invraisemblables hauteurs, depuis tout petit déjà ; clés – porte-feuilles – journaux – torchons de vaisselle – petites cuillères – une côtelette – une courgette – plusieurs carottes – des noix (crack!!) - la ventouse pour déboucher les WC – etc.
La hauteur atteinte dans la position pointe-des-pieds-cou-tendu-à-l'extrême lui permettant au départ d'attraper la croquette, pieds sur la première marche, et museau sur la troisième marche.
Nous sommes tout de même parvenus à présent à faire poser les pieds sur la quatrième marche, avec museau attrapant l'os sur la neuvième marche. En fait je lui appris ça toute seule, en huit jours !
Je suis fière de nous et vais persévérer, bien sûr.
A vrai dire, pendant des mois, j'avais abandonné l'idée même d'une nouvelle tentative. Mon sentiment était, et est toujours celui-là : plus j'insiste, plus le gaillard se bute. Il fallait d'abord que je parvienne à procurer à Nadal un os par jour. Je veux parler d'un os de bœuf, pas de poulet, bien sûr. Je me rendis chez le boucher chez qui je suis vraiment mauvaise cliente, détestable cliente, qui fait la queue pour acheter une côte de veau une fois par semaine. Et à une heure de faible passage de clients, je lui confiai quasi dans l'oreille que je suis astreinte à un régime sévère, sans sel, donc sans toutes les escellentes choses dont sa vitrine regorge, que j'en souffre beaucoup (mais que voulez-vous, la vie est mal faite), que j'ai des terribles complexes pour dans ce cas lui mendier des os pour mon bébé géant, et qu'il veuille bien me pardonner dès lors d'être si mauvaise cliente et d'avoir un bébé si glouton. Je mélangeais habilement le vrai au faux : ainsi des complexes, c'est vrai, je les avais, mais à présent je les ai surmontés – je ne suis pas obligée non plus à un régime sans sel par mon médecin, mais par ma prudence : Entre deux repas « sans sel », je n'échappe pas complètement à la malbouffe générale, aussi ai-je décidé que pizzas, poivrons farcis, pâtés au Riesling et autres délicatesses fort appréciés de mon palais, devront rester minoritaires dans le volume alimentaire peu salé que je m'impose. Tension habituelle 13-7, c'est un gros bonus. Mais la grimace du traiteur, c'est un réel malus : handicap pour l'approvisionnement des os de Nadal. Aussi, maintenant, je clame tristement que le médecin m'impose un régime sans sel, en reluquant béatement les chippolettas, saucisses de Toulouse et de Lyon, cuisse de poulet farcis au hachis parfumé d'orange, crêpes aux pommes de terre fondantes et bien grasses, et autres délicatesses : je dodeline de la tête, petite victime qui vient humer le bon fumet des choses interdites, remplacées par des os pour mon petit ogre. Et ça passe bien – le boucher me tend régulièrement d'un air complice le sac d'os de Nadal. Les grosses têtes cartilagineuses, bourrées de bonne moelle, sont réduites par la scie électrique en particules plus adaptées à l'usage auquel je les destine, et je me sauve, reconnaissante, direction maison, pour emballer chaque os dans du papier cellophane, direction congélateur. Je me suis fixée pour objectif : une marche supplémentaire tous les deux jours. Ceci donc depuis une huitaine de jours. Et ça marche. J'ai décidé qu'à partir de la neuvième marche, on va travailler dessus trois jours, et non deux. N'oublions pas que la difficulté augmente avec la hauteur.
Je pose l'os sur la marche, bien ostensiblement, puis m'en vais laver la vaisselle, il me regarde, interdit, puis viens me pousser du museau. Imperturbable, je l'ignore. Juste, en passant, un petit « va chercher », sur un ton anodin. Surtout pas de regard, montrant que cela a de l'importance ! Et ça marche ! Mais seulement avec l'os, hein ! Avec rien d'autre.
Si vous rencontrez mon boucher, vous pourrez lui parler de mon escalier et de ses os, oui, je veux bien. Mais pas de mon obligatoire « régime sans sel » s'il vous plaît ! S'il vous plaît, surtout pas !!
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