La chef de troupe raconte...
Notre représentation de la Fée Cigarette aux Tilleuls, à Terville, le 14 novembre 2014.
Ou encore : la vidéo qui ne sera pas faite...
Un malentendu idiot avait fait que notre caméraman, Teddy, m'attende chez lui, pendant que nous, on l'attendait ailleurs. Un bref instant, pendant que je percevais le bruit décidé des neuf-plus-trois coups de bâton de Nicole, sur le parquet, je m'étais dit, comme dans un rêve :
« Teddy n'est toujours pas là, qu'est-ce qu'il se passe !? »
Et puis cela m'était sorti de la tête. Ce n'est que sur le chemin du retour, plongée au volant dans les mille lumières sombres de ce soir brumeux de presqu'hiver, que je resongeais à Teddy, et à la perspective de cette vidéo, assurément formidable, mais aussi « non-faite », pour l'éternité.
Assurément, la plus réussie de toutes. Celle où l'on aurait vu Alice, symbole vaporeux tout de blanc vêtu des adolescentes affranchies, pieds sur la table, cigarette au bec, et rêvant de romantisme. Où on l'aurait vu danser, en solo, sur un parquet enfin suffisamment étendu, et immensément plat, bercée de vagues musicales toutes chargée du bruissement des feuilles, du gazouillis de mille oiseaux, du clapotis de millions de gouttelettes, elle, Alice, joyeusement égarée au centre d'une imaginaire forêt, sa mystérieuse amie. Alice et son amie changeante. Nous l'aurions suivie, à la trace, hésitante, inquiète, terrorisée, s'abritant derrière son ombrelle de dentelle, dérisoire bouclier. Alice, fuyant, enfin, éternellement, sous l'orage menaçant.
Ah oui ! Enfin, une vidéo super-réussie ! ( Qui restera no-faite pour l'éternité!) :
La voix grasse et canaille d'Ariane, en Fée Cigarette malfaisante et épanouie, les chaussures d'alcoolique stylées de Mr Business et Payette qui s'était introduite avec une frénésie jubilatoire dans ce personnage campé par elle si magistralement, ne retrouvant son pareil que dans le cynisme rugissant de Mr Tchernobyl, exprimé par la voix de baryton de Joséphine, qui avait enfin trouvé-là, elle aussi, ses marques et sa mesure...
Les lumières scintillaient dans le pare-brise. Je les supportais allègrement, car elles reformaient pour moi, sans se lasser, le merveilleux film de cette fin d'après-midi un peu épuisante ! Alice-Mathilda dont le regard interrogeait celui de Marie-Business : "Anne, ma sœur, ne vois-tu rien venir !? », et le doigt de Marie, discret, qui me faisait signe : « non, pas prêtes encore, les traînardes, au vestiaire... tiens le coup, Simone, tiens le coup et le rythme, ça vient...patience...
Ah, la jubilation de cette fée carnassière et de son compagnon, le triste Mr ...Cancer (pour prononcer, enfin, l'imprononçable ) jetant frénétiquement par-dessus la table et les moulins les dépouilles de tous les protagonistes : « Ah, Mr Saucisse, hah, Mme Chips, ha... »
Et la voix de soprano de Nicole, son tambour, ses couettes, ses plumes d'alouettes, sa bougie de Pierrot éploré, son haut-parleur, son gadget « pépiement-d'oiseau-assuré », son doigt qui plantait les choux, entraînant, dans son rythme, celui de Marie-Payette-Business, canaille ou majestueuse – les trous de mémoire de Marie-Payette– inattendus – incroyables – et si vite occultés – heureusement – par l'air préoccupé – autoritaire – tempêtant – du personnage représenté dans lequel elle s'était glissé sans efforts aucun !
Et Nicole et Payette qui plantaient les choux, indéfiniment, pendant que Nicole, pour changer, se livrait à des jeux de bouche musicaux du genre « Taratata-mamami-nanana-namamuna-nanana-taratuta-mamanana... », très sonores, déconcertants, lors desquels sa langue s'y retrouvait toujours, étonnamment, essayant, stoïque, de rétrécir le temps d'attente pendant lequel les autres, sans s'affoler parfois, changeaient de costume. Et Payette que j'avais surprise, aussi, alors, je ne sais plus trop devant quoi au juste : une mandarine et une tasse de café, dans la « loge des artistes », pendant qu'on chronométrait nos secondes...
La vie d'artistes, les jubilations intérieures, les joies, les peines, les crêpages de chignon, presque au sens propre, les râtages discrets, les reproches, tout ce qu'on ne verrait jamais sur une vidéo...Et aussi tout ce qu'on aurait pu y voir ce jour !...
Joséphine-Saucisse qui décrétait, à propos des saucisses,totalement péremptoire « grosse comme ci, et grande comme ça », Ariane-Chips qui répondait : « non, grosse comme ça et grande comme ci...Marie-Business qui hurlait : "Stop, stop, sortez tous , huissier !! » Alcoolo-Ariane,pérorant, en balançant son nez rouge, lourd et immense, au dessus de sa bouteille à tête de mort, si hystérique qu'on ne comprenait plus rien de ce qu'il-elle bafouillait – mais ce n'en était que plus vrai – Mr Légume-Joséphine qui criait avec constance « aï-aïe-aïe » tout le temps, et qui, joyeusement, tendait la main à tout le monde, mais refusait sa main à tous, Mr Légume, grand sacrifié, opéré de force devant tout le monde par une Ariane-Dr Ecolo saisie de frénésie, aidée de ses acolytes, Nicole-huissier et Marie-Business, ricanant, béats :« hahah » !
Ouais, un beau film, ça aurait donné ! Malgré quelques bafouillements, pas faits exprès. Quelques attentes angoissées – l'air émerveillé de certains, l'air toujours intéressé de la plupart. L'immobilité absolue et silencieuse du personnel quand Alice avait dansé– et ce monsieur pensionnaire qui m'avait serré la main longuement, pendant que nous absorbions ensuite un goûter offert par Nouara, l'animatrice (collation bien méritée, héhéh !), et le monsieur m'avait dit : « Vous savez, Madame, ma fille, elle est danseuse, à Paris, elle ne vient pas souvent, mais qu'est-ce que je suis fier d'elle, et là, c'est comme si je l'avais revue ! »
Ah oui, tenant le volant, j'étais quasi arrivée à bon port, dans les lumières de la nuit. Je m'étais un peu repassé le film, celui d'une vidéo qui, forcément, ne serait jamais faite. Pas celle-là, du moins. Et puis, au téléphone, j'avais consolé un peu Teddy : « Allez, c'est passé, ça ne sert à rien de pleurer sur ce qui est fait – ou pas fait – allons, on oublie, on va de l'avant »
Dans un petit coin de mon cœur, bien sûr, je n'oublie rien ...
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